Chroniques d'un rêve enclavé


Rares sont les exergues aussi explicites que celle qui ouvre les Chroniques d'Ayerdhal : "A Marco Delanghe, samouraï sans maître et sans gage, qui parcourt le monde à la recherche d'une province où il n'y aurait ni suzerain, ni seigneur ni vassal ni serf, un coin de Terre, en somme, qui aurait échappé à la féodalisation dont nos très illusoires démocraties sont les plus fervents promoteurs, sous la coupe réglementée d'une oligarchie de vieillards jaloux et de concupiscents jeunes loups. Ce havre, mon ami, je crains qu'il ne nous faille le construire d'urgence et partout."

Il s'agira clairement de construction en presque 400 pages, d'architecture d'un rêve humaniste aux remparts frêles face aux assauts du monde, mais aux racines puissantes pour tenter de crever les armures des cœurs les plus endurcis.
Un protocole révolutionnaire

La première veillée commence à la taverne des Enselvains, avant que la ville ne soit poussée au bord de la disette par l'hiver le plus rigoureux de mémoire Macilienne. Difficile de survivre au Moyen Age, assujetti aux impôts des princes de la ville, soumis à l'injustice des faiseurs de gabelles et de leur bras armé. Karel, le poète dont les écrits secouaient les consciences et alimentaient les espoirs du peuple est mort, assassiné il y a cent jours. Ses mots lui survivent, ses phrases se répondent dans la bouche des héros. Installée dans une alcôve de la grande salle, Vini, l'écrivain public, sœur de Karel et narratrice, est au début d'une aventure qui finira par souder une communauté et l'amènera à évoluer bien au delà de ce que lui réservait son gouvernement.

"Enfant, je pleurais parce que j'avais mal ou que j'avais du chagrin. Hier c'était de tristesse, aujourd'hui c'est de rage. Je voudrais qu'un jour mes larmes soient de bonheur."

Par cette mort qui lui faisait horreur, Karel aurait pu se faire approprier comme martyr, mais c'est à travers les réalisations du groupe des vivants qu'il atteindra son vrai rang d'inspirateur. La parole passe de poète en poète, de rêveur en rêveur, de parleur en parleur. Parleur est arrivé par le Causse, vagabond visionnaire, il a la capacité de convaincre, de concrétiser les rêves, de faire évoluer, de faire réfléchir, d'ouvrir de nouvelles voies avec sa voix. Sans maître et sans gage, il est l'étincelle de liberté qui fera s'embraser la Colline ; osant un pacifisme sans faille soutenu par la force du génie. De sa vision et du bon sens des Collinards, par les lames affûtées de Qatam le trappeur et d'Halween la Mante, avec l'aide de Gabar le tavernier, l'enthousiasme de Meo, sous l'œil de Mescal le magicien, et à la sueur de tout le quartier, l'utopie va prendre forme, Vini la raconter.

De l'utopie à l'application de la solidarité

Combien de temps une communauté autarcique peut-elle tenir, enclavée entre la Ghilde, la Loge Dogmate et leurs intrigues ? La résistance a-t-elle une chance de marquer les esprits, d'imprimer un nouvel ordre sur les hommes avant d'être réprimée ? Le principe libertaire d'égalité est mis en pratique, avec toutes les difficultés et satisfactions que procure l'humanisation d'une époque par l'ensemencement de nouvelles valeurs. Mais ne sont-ils pas aussi les pions d'un jeu qui les dépasse ? Les Collinards ont Parleur pour leur rappeler qu'à trop mesurer ce qu'ils risquent de perdre, ils risque d'oublier ce qu'ils ont à gagner.

Ecrire pour compliquer le sale boulot de la répression

Maîtrise de l'intrigue, style irréprochable, vocabulaire riche et précis, intensité de l'aventure, personnages forts et vivants, mais surtout, une absence totale de complaisance qui pousse la réflexion sur la civilisation dans des directions révolutionnaires. C'est une brillante démonstration d'intelligence et de panache pour dénoncer les rapports de force par trop inégaux.

Pour terminer, je laisse la parole à Ayerdhal, tel qu'il a répondu à Jérôme Vincent sur ActuSF.com : "Même si c'est vrai, je ne suis pas sûr qu'il soit très engageant de dire : c'est l'histoire de quelqu'un qui croit au devoir de ne jamais se taire et qui s'arrange pour être contagieux. Pas davantage que : c'est l'histoire d'anonymes à qui quelqu'un répète inlassablement "si tu n'aimes pas le monde, change-le" et qui finissent par essayer." Personnellement, je trouve que c'est bien résumé, même si ça n'approche pas la somme totale de plaisir et de réflexion éprouvée en lisant ce conte engagé.

Stig Legrand - Août 2003

Ayerdhal, "Chroniques d'un rêve enclavé", Au Diable Vauvert,
mai 2003, 384 pages; 17.50 Euros Prix Ozone 1997 - ISBN : 2877306410
Paru aux éditions J'ai Lu sous le titre "Parleur ou les chroniques d'un rêve enclavé"

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